RUE SAINT-SULPICE

Normat était fabricant d’images de piété. Il avait quatre mètres de vitrine dans la rue Saint-Sulpice et des ateliers de photographie donnant sur l’arrière-cour. Un matin, après avoir consulté les statistiques de la vente, il prit le cornet acoustique le reliant à l’atelier H.

« Priez M. Aubinard de descendre immédiatement au magasin. »

En attendant son chef d’atelier, M. Normat inscrivit des chiffres sur une feuille de papier brouillon.

« Monsieur Aubinard, je vous ai fait appeler pour vous communiquer les dernières statistiques de la vente. En ce qui concerne le rayon des christs et celui des saints Jean-Baptiste, elles sont mauvaises. Je dirai même qu’elles sont déplorables. Dans les six derniers mois, nous avons sorti 47 000 Jésus adultes contre 68 000 écoulés pendant la même période de l’année dernière, et le débit des saints Jean-Baptiste a baissé de 8 500. Notez que cette chute verticale suit de très près l’amélioration de notre aménagement photographique où nous avons, sur vos instances, engagé de lourdes dépenses. »

Aubinard eut un geste de lassitude qui trahissait des préoccupations plus hautes que celles du patron.

« La crise, murmura-t-il d’une voix morne, c’est sûrement la crise. »

M. Normat, le visage empourpré, quitta son fauteuil et marcha sur Aubinard avec un air menaçant.

« Non, monsieur. Il n’y a pas de crise dans le commerce des objets de piété. C’est un mensonge odieux. Comment osez-vous parler de crise pour nos spécialités, quand tous les honnêtes gens brûlent des cierges pour la reprise des affaires et essaient de se concilier le Ciel par la présence de Notre-Seigneur ? »

Aubinard s’excusa, et M. Normat, regagnant son fauteuil, poursuivit :

« Monsieur Aubinard, vous jugerez vous-même que votre excuse est détectable quand je vous aurai prouvé que la maison n’a pas enregistré le moindre fléchissement dans la vente des autres sujets. Approchez, voyez les chiffres… Tenez, la Vierge en trois couleurs fait ses 15 000… L’Enfant-Jésus part toujours aussi régulièrement. Voyez le saint Joseph, la Fuite en Egypte, la petite sœur Thérèse… je n’invente rien, les chiffres parlent d’eux-mêmes. Voilà saint Pierre et voilà saint Paul. Et vous pouvez regarder au hasard, même parmi les saints plus spécialisés. Je lis ici : saint Antoine 2715 l’année dernière, 2 809 cette année. Vous voyez ? »

Aubinard, penché sur le fichier, risqua d’une voix molle :

« On dit qu’il y a une désaffection du Christ…

— Ce sont des bruits ridicules. J’ai eu l’occasion de parler l’autre jour à Gombette, de la rue Bonaparte. Il m’a laissé entendre que le Christ n’avait jamais été aussi fort. »

Aubinard se redressa et fit quelques pas devant le bureau du patron.

« Bien sûr, soupira-t-il, mais Gombette ne fait que des reproductions du Louvre, il ne travaille pas sur le vif, lui… Oh ! je sais bien ce que vous allez me dire : nos procédés photographiques sont au point, nous arrivons à des prix excellents et il n’y a pas de raisons pour que nos christs ne se vendent pas comme la sainte Vierge ou la petite sœur, puisque nous les traitons avec les mêmes soins. Je sais… »

M. Normat considéra son chef d’atelier avec une curiosité inquiète.

« Défaut de composition ?

— Je ne suis pas d’hier soir dans le métier, protesta Aubinard, et vous avez vu ce que j’ai fait dans Le Martyre de saint Symphorien : il n’y a peut-être pas eu deux réussites comme celle-là en dehors de mon atelier.

— Alors ?…

— Alors… »

Aubinard donnait des signes d’impatience. Il explosa :

« Ce qu’il y a, c’est qu’on ne trouve plus un Christ sur la place de Paris ! Fini, je vous dis, il n’y en a plus ! Qui est-ce qui porte la barbe, aujourd’hui ? Des députés ou des employés de ministère, et une douzaine de rapins qui ont des gueules de voyous. Vous cherchez un beau garçon dans la purée, bon. Je suppose que vous l’avez rencontré et qu’il accepte l’affaire. Vous perdez d’abord quinze jours en attendant qu’il lui vienne du poil au menton, et quand il a laissé pousser sa barbe, il a l’air d’un capucin rigoleur ou d’un pharmacien en deuil. On n’imagine pas ce qu’il peut y avoir de déchets… Tenez, rien que le mois dernier, j’en ai usé six, et pour ne rien faire de propre. Ah ! ceux qui travaillent sur les apôtres ou sur les saintes ne connaissent pas ces ennuis-là. Le vieillard est toujours le vieillard, et les clients n’y regardent pas de trop près quand il s’agit d’un apôtre ; aussi bien, il ne manque pas de petites garces qui sachent vous prendre des airs de pucelles… »

M. Normat allongea une moue ennuyée. Il n’aimait pas que le personnel de la maison s’exprimât dans un langage aussi cru.

Aubinard sentit la réprobation et reprit d’une voix plus posée :

« Un Christ doit être jeune, barbu et joli garçon. Vous me direz qu’il y en a ? Ce n’est déjà pas si facile à trouver. Mais ce qui est plus rare, et ce qui est indispensable, c’est un homme qui ait le visage distingué et les yeux doux. Et il ne faut pas qu’il fasse purotin non plus, vous le savez aussi bien que moi : le public n’aime pas ce qui fait pauvre. Vous voyez que ce n’est pas commode. Depuis le temps que je cherche un sujet pareil, je finis par désespérer. Il n’en existe plus à Paris. Aussi, voyez mon dernier travail, Le Jardin des Oliviers. C’est soigné, c’est fini, il n’y a rien à redire de ce côté-là, mais le modèle avait des yeux de bœuf, pas plus tourmentés que s’il prenait son apéritif. Avec ça, il avait fallu lui coller une barbe postiche, trop jeune qu’il était pour en avoir une à lui. Résultat, mon Christ a l’air d’un monsieur de la Comédie-Française, et il n’y a pas à dire qu’on puisse le retoucher. Quand le naturel n’y est pas…

— C’est certain.

— Et ce que je vous dis de mon Christ, je vous le dirais aussi bien de mon saint Jean-Baptiste, barbe mise à part. »

M. Normat, pensif, quitta son bureau et, les mains derrière le dos, arpenta nerveusement la boutique. Aubinard laissait errer dans la vitrine un regard vague et mélancolique, rêvant au visage idéal dont le dessin le poursuivait jusque dans son sommeil. Tout à coup, il eut une émotion violente : entre le portrait du pape et l’effigie de* la petite sœur Thérèse, le Christ soufflait une buée fine sur la glace de la vitrine. Il avait un faux col dur et un chapeau mou, mais Aubinard ne s’y trompa point ; il courut à la porte d’entrée, fit un pas sur le trottoir et se trouva en face d’un homme frileux, au vêtement pauvre, mais décent ; son visage résigné, aux yeux tendres et sans ironie, était encadré d’une barbe fine. Aubinard, immobile devant la porte, le dévorait du regard. L’homme sentit ce regard insistant, il baissa la tête, eut un mouvement peureux et fit un pas pour s’éloigner. Aubinard fit un bond de fauve, et le saisissant par le bras, lui fit faire volte-face, mais l’inconnu leva sur lui des yeux si craintifs, si douloureux, que le chef d’atelier fut bouleversé.

« Je vous demande pardon, balbutia-t-il, je vous ai peut-être fait mal.

— Oh ! non », dit l’homme d’une voix douce.

Et il ajouta, avec une modestie mélancolique :

« J’en ai bien vu d’autres.

— C’est vrai », murmura Aubinard, qui était encore troublé.

Ils se regardèrent en silence. L’homme ne semblait même pas attendre une explication, comme s’il s’abandonnait à la suite d’une aventure nouée depuis le commencement des temps. Aubinard avait la gorge serrée par la pitié et par un remords inexplicable. Il proposa timidement :

« Il fait froid, ce matin… Vous avez peut-être froid. Si vous voulez entrer un moment.

— Oh ! oui, je veux bien. »

Comme ils entraient, M. Normat jeta sur l’inconnu un regard soupçonneux et interrogea du fond de la boutique :

« Qu’est-ce que c’est ? »

Aubinard ne répondit pas. Pourtant, il avait entendu la question, mais il se sentait tout d’un coup plein d’hostilité à l’égard du patron. Il s’empressait autour de son hôte avec des prévenances qui irritaient M. Normat.

« Je suis sûr que vous êtes fatigué… si, si, très fatigué. Venez vous asseoir là. »

Avec précaution, il le conduisit vers le bureau et le fit asseoir dans le fauteuil du patron. M. Normat eut un haut-le-corps, et marchant vers son bureau, répéta d’une voix hargneuse :

« Mais qu’est-ce que c’est ?

— Alors, non. Vous ne voyez pas que c’est le Christ ? » jeta Aubinard par-dessus son épaule avec indignation.

M. Normat resta interloqué. Puis il dévisagea l’homme qui avait pris place dans son fauteuil et accorda :

« C’est vrai. Il a une bonne tête. Mais quand même, ce n’est pas une raison… »

Aubinard se tenait immobile devant le fauteuil, souriant et heureux. M. Normat, agacé, lui dit rudement : « Et il marche, votre type ? »

Aubinard avait perdu de vue ses préoccupations professionnelles. Les paroles du patron le remirent au fait. Bien qu’il lui en coûtât, il examina son modèle avec moins de désintéressement. « Les traits un peu tirés, songea-t-il, mais ce n’est pas mauvais, au contraire. Je suis sûr qu’il nous fera un Ecce homo de premier ordre. Pendant les premiers jours, on le mettra en croix, après on en fera un Jardin des Oliviers, et quand il se sera nourri, il me donnera des bons Pasteurs, des ” Laissez venir à moi… “ » En quelques secondes, il eut évalué toutes les réussites évangéliques qu’il pourrait tirer de ce Christ inespéré. L’homme paraissait gêné du double examen dont il était l’objet. Son regard anxieux impressionnait encore Aubinard qui se sentait mal à l’aise pour l’interroger.

« Qu’est-ce que vous faisiez avant ? interrogea M. Normat, et comment vous appelez-vous, d’abord ?

— Machelier, monsieur », répondit l’inconnu d’une voix humble, comme pour faire oublier la première question.

M. Normat répéta le nom plusieurs fois pour s’assurer qu’il rendait un son honnête, et s’adressant à Aubinard :

« Tâchez de l’avoir à l’œil. Avec ces gens-là, on a toujours des surprises. On ne sait même pas d’où il sort. »

Machelier eut un mouvement de colère et s’arracha du fauteuil.

« Je sors de prison, dit-il, je ne vous dois rien. » Il se dirigea vers la porte. Aubinard le rejoignit et le prenant par le bras, le remit dans le fauteuil du patron. Machelier se laissa faire sans résistance, étonné de sa propre audace. Songeant à ses statistiques, M. Normat regrettait son imprudence.

« Vingt francs par jour, proposa-t-il, ça vous irait ? »

Machelier ne parut pas entendre.

« Vous voulez vingt-cinq francs. C’est bien, on vous les donnera. »

Machelier demeurait muet, affaissé sur son siège. Aubinard se pencha et lui dit doucement :

« Le patron vous propose vingt-cinq francs par jour. D’habitude, on ne donne que vingt francs. Allons, c’est dit ? Vingt-cinq francs… Venez avec moi à l’atelier. Le travail n’est pas difficile… »

Les deux hommes quittèrent le magasin et, après avoir traversé une cour, s’engagèrent dans un escalier obscur.

« Ils m’ont donné six mois sans sursis, disait Machelier. Oh ! ce n’était pas trop pour ce que je leur avais fait. En prison, j’avais fait des économies, mais maintenant…

— On vous paiera tout à l’heure. Deux jours d’avance, si vous voulez. »

Ils arrivaient à un palier. Machelier s’arrêta.

« J’ai faim », murmura-t-il.

Il était très pâle et semblait essoufflé. Aubinard hésita et faillit céder à un mouvement de pitié, mais il songea aux possibilités qu’offrait ce visage de Christ affamé, humilié, implorant. « Quand il aura mangé, ce ne sera déjà plus ça, se dit le chef d’atelier. Il faut en profiter et le mettre en croix tout de suite. »

« Un peu de patience, vous mangerez à midi. Il est déjà 10 heures. »

La première séance parut interminable au patient. Les poses sur la croix étaient fatigantes, et dans l’état de faiblesse où il se trouvait, presque douloureuses. La seule vue des accessoires de son martyre le dégoûtait. Aubinard paraissait ravi. Il le lâcha vers 1 heure après midi et, après lui avoir avancé cinquante francs, lui accorda une après-midi de repos.

Machelier se mit en quête d’un restaurant où il pût manger à bon marché. Lorsqu’il eut dévoré deux portions de blanquette de veau, il lui vint un peu d’orgueil. En coupant son fromage, il évoquait un passé décent qui remontait à quelques mois avant la prison ; il était pianiste dans un café de Montmartre ; il avait des amis, les patrons lui parlaient avec déférence. Quand il saluait le public, il y avait des filles qui le regardaient avec amour. Mais, pour son malheur, le violoniste avait des cheveux noirs, brillants et ondulés. Avec ses cheveux, il avait séduit une fille que Machelier avait distinguée. Les violonistes entrent facilement dans le cœur des femmes, ils caracolent sur l’estrade, ondulent, piquent de la tête, font des chatouilles distinguées sur la queue de leur instrument et, dans les notes fuselées, quand ils ferment les yeux en s’étirant du col, on a toujours envie de leur regarder les pieds pour être sûr qu’ils ne s’envolent pas. À la fin de faire valoir ses cheveux, le violoniste avait couché avec la fille et, un jour qu’il s’en vantait, Machelier lui avait entrouvert la gorge avec une paire de ciseaux, le mettant à deux doigts de mourir.

En achevant son repas, Machelier songeait qu’après tout, le violoniste n’était pas mort, puisqu’il avait repris sa place à l’orchestre. Pourquoi lui, Machelier, ne trouverait-il pas un engagement. Ses six mois de prison n’empêchaient pas qu’il eût un grand talent. Il lui parut qu’il trahissait sa mission d’artiste en acceptant de se déshabiller dans un atelier de photographe. Il se persuada, dans l’optimisme de la digestion, qu’il trouverait sans difficulté un engagement, et décida que le lendemain il irait rendre au photographe les vingt-cinq francs qui lui avaient été avancés. En quittant le restaurant, il alla louer une chambre dans un hôtel de la rue de Seine et, tenté par la douceur du lit, remit au lendemain de chercher un emploi digne de son mérite. Son premier sommeil fut profond, et le mena jusqu’à minuit. Il s’éveilla et se rendormir presque aussitôt, mais d’un sommeil peuplé de cauchemars. Il rêva qu’il crucifiait le violoniste couronné d’épines, et que la cour d’assises lui infligeait encore six mois de prison. Il s’éveilla en claquant des dents. La lumière du jour le rassurait à peine, et à l’amertume de ses remords du matin s’ajoutait le souvenir des supplices endurés sur la croix. Pourtant, sa résolution n’avait pas faibli. En montant à l’atelier H, il serrait dans sa poche les vingt-cinq francs qu’il se proposait de rendre à Aubinard.

Le chef l’accueillit avec amitié, presque avec déférence, et l’entraîna vers une table où étaient étalées des épreuves photographiques.

« Regardez… quel travail, hein ? Vous pouvez dire que vous avez été étonnant. Je n’exagère pas, étonnant. »

Machelier regarda longtemps les épreuves. Il était très ému. Lorsque Aubinard lui demanda de se préparer pour la pose, il se déshabilla sans hésitation, avec un empressement qui le surprit lui-même.

On continua de le mettre en croix pendant trois jours, et lorsque le chef se jugea pourvu en attitudes de crucifié, il lui fit faire des chemins de croix. Il était très appliqué à son travail, et Aubinard s’émerveillait d’un zèle aussi intelligent. M. Normat ne tarda pas à se féliciter du modèle, car il obtint, sur épreuves, des commandes importantes de christs en croix.

L’ancien pianiste emportait chaque jour de l’atelier une dizaine de photographies du Christ dont il tapissait les murs de sa chambre. À l’hôtel, on croyait qu’il avait une dévotion particulière à la croix. Le soir, en rentrant chez lui, lorsque son regard tombait sur cette imagerie, Machelier éprouvait toujours un choc. Assis* sur son lit, il passait de longs moments à se reconnaître dans tous ces christs. Il s’attendrissait sur son visage douloureux, sur son supplice et sur sa mort. Parfois, en songeant à ses juges et à sa prison, il lui semblait qu’il eût souffert d’une injustice, et il lui plaisait de pardonner à ses bourreaux.

À l’atelier, il n’avait jamais un mouvement d’impatience, il était doux, serviable, et cherchait toutes les occasions d’obliger ses compagnons. Chacun aimait sa douceur et respectait sa mélancolie. L’on s’accordait à dire qu’il avait bien choisi son emploi ; il était même si bien adapté à son personnage que les employés s’étonnaient à peine de la bizarrerie de ses propos. Aubinard, qui avait de l’affection pour son modèle, s’en inquiétait parfois et lui disait doucement :

« Il ne faudrait tout de même pas vous figurer que c’est arrivé. »

Un matin, saint Pierre entra dans l’atelier H où il venait demander un renseignement de la part du chef de l’atelier B. Il avait gardé sur la tête son auréole en carton. À son départ, Machelier l’accompagna jusqu’à la porte et lui dit :

« Va, Pierre… » d’une voix grave qui étonna le bonhomme.

Dans la rue, Machelier souffrait à chaque instant de l’indifférence des passants à son égard, non par orgueil humain, mais par miséricorde. En passant devant les églises, il tenait aux mendiants des propos obscurs et les comblait de promesses glorieuses.

« Faites-moi seulement une petite charité », lui dit un mendiant de Saint-Germain-des-Prés.

Machelier lui montra un homme cossu qui montait dans son automobile :

« Tu es plus riche que lui… cent fois, mille fois plus riche ! »

Le mendiant le traita de fumier, et Machelier s’en alla en penchant la tête sur son épaule, sans rancune, mais l’âme accablée de tristesse. Un soir qu’il était dans sa chambre, il pensa à ses parents qui étaient morts et se demanda s’ils étaient au ciel. Il se tourna vers son image pour lui recommander les deux âmes en peine, puis il se ravisa et hocha la tête avec un sourire confiant, comme pour dire : « C’est inutile. J’arrangerai l’affaire… »

Cependant, le chef d’atelier n’était pas loin d’avoir épuisé avec son modèle toutes les poses raisonnables, et prévoyait qu’il lui faudrait bientôt s’en séparer. D’ailleurs, Machelier avait engraissé, et, même pour un Christ triomphant, il avait les joues un peu pleines. Un matin, Aubinard le faisait poser en buste avec une auréole, et un gros cœur en carton pendu au cou, lorsque M. Normat entra dans l’atelier.

Examinant les derniers clichés, il fit observer à Aubinard :

« Ils sont loin de valoir les premiers…

— En effet.

— Je crois que vous ferez bien d’arrêter les christs. Nous avons maintenant une belle collection, qui bat de loin tout ce qu’on a fait dans le genre, et je ne vois vraiment rien d’utile à y ajouter.

— C’est ce que je pensais moi-même. Aussi, vous voyez que depuis trois jours je n’ai rien fait d’important.

— Il vous reste maintenant à travailler le saint Jean-Baptiste… C’est un article très demandé et où nous sommes d’une faiblesse déplorable, je vous l’ai déjà signalé. Il faut pourtant que nous ayons quelque chose de propre à donner à nos voyageurs le mois prochain…

— Pour le mois prochain, c’est un peu court, monsieur Normat… Il faudrait une chance extraordinaire, une rencontre comme celle de mon Christ… »

Aubinard jeta un regard de gratitude sur son Christ qui attendait, en caressant son cœur de carton, que M. Normat eût fini son inspection. Machelier ne se départait de sa mansuétude habituelle qu’à l’égard du patron. Il le supportait avec une impatience pleine de dégoût et rêvait de chasser ce marchand coloré et ventru. Aubinard, qui regardait son modèle en songeant à la difficulté de trouver un saint Jean-Baptiste, eut une inspiration soudaine et dit à l’apprenti :

« Va me chercher un rasoir, un blaireau et un savon à barbe. »

À M. Normat, qui s’étonnait, il désigna Machelier.

« Il est juste à point pour faire un saint Jean-Baptiste. Vous allez voir… »

Les deux hommes s’approchèrent du Christ et Aubinard lui dit :

« Vous avez de la chance… On va vous couper la barbe et vous en aurez encore pour huit jours en saint Jean-Baptiste. »

Machelier toisa le patron avec mépris et, regardant Aubinard d’un air de reproche, répondit :

« Je suis prêt à tout endurer, mais je ne me raserai pas la barbe. »

Aubinard lui représenta vainement qu’il était usé en Christ et qu’il n’y avait d’autre moyen, pour le garder, que de le changer en Baptiste ; Machelier, qui sentait que sa divinité résidait presque tout entière dans sa barbe, se bornait à répondre :

« Je ne laisserai pas toucher à un poil de ma barbe.

— Voyons, disait Aubinard, réfléchissez. Vous n’avez pas le sou, pas de situation…

— Je ne me séparerai jamais de ma barbe.

— Il est buté, dit M. Normat, laissez-le tranquille. Réglez-lui son compte tout de suite et qu’il débarrasse la maison. En voilà un abruti ! »

Lorsqu’il eut payé encore deux journées d’hôtel, Machelier recommença d’avoir faim. D’abord, il en eut quelque fierté, puis, comme la faim devenait plus douloureuse, il douta de sa divinité. Un jour, il se souvint qu’il était pianiste et prit le chemin de Montmartre. Il se proposait vaguement de rôder autour du café où il avait, pour la première fois, souffert d’injustice. Machelier songeait qu’il n’était rien qu’un pauvre homme, capable d’inspirer quelque pitié à ceux qui l’avaient connu autrefois.

Il partit à pied et, en descendant vers les quais par la rue Bonaparte, il vit son image dans plusieurs vitrines. Il se vit portant la brebis sur ses épaules, il se vit gravissant le calvaire, portant sa croix… Il en fut réconforté et attendri.

« Comme je souffre », murmura-t-il en regardant sa photographie de crucifié.

Passant la Seine, il retrouva son image rue de Rivoli, puis dans les environs de l’Opéra. Machelier ne sentait presque plus sa faim, il marchait lentement, attentif aux vitrines, suspendu à l’espoir d’une nouvelle rencontre. Il se retrouva encore près de l’église de la Trinité, dans la rue de Clichy. En arrivant devant le café où il avait tenu le piano, il passa très vite, sans même regarder à l’intérieur. Il sentait qu’il était absent de cet endroit de Montmartre, il eut envie de monter plus haut. La fatigue et la faim lui donnaient la fièvre ; il dut se reposer plusieurs fois au cours de son ascension. Le soir tombait lorsqu’il arriva sur le mont des Martyrs. Devant la basilique, les boutiquiers commençaient à ranger leurs objets de piété. Machelier eut le temps de regarder à un étalage une partie de la collection qu’il avait fournie à Aubinard. Il y avait un bon Pasteur, un Christ aux enfants, un Jésus au jardin des Oliviers, tout un Chemin de croix, et dans un cadre de bois noir un agrandissement de son martyre. Machelier en était ébloui ; il alla s’appuyer à la balustrade de pierre et, en regardant Paris moutonner à ses pieds, il fut envahi par la certitude de son ubiquité. Les dernières lueurs du jour, à l’occident, cernaient la ville d’un mince ruban clair, des lumières s’allumaient jusqu’au loin dans les fonds de brume. Cherchant, dans l’étendue, le chemin jalonné par ses images, qu’il venait de parcourir, Machelier goûtait l’ivresse de se répandre dans la ville. Il sentait sa présence flotter sur le soir et écoutait le bruit de Paris qui montait comme une rumeur d’adoration.

Il était près de 8 heures du soir lorsqu’il descendit de la Butte. Il avait oublié qu’il était las et qu’il avait faim, un chant d’allégresse bourdonnait à ses oreilles. Dans une rue solitaire, il rencontra un sergent de ville et, tendant la main, se dirigea vers lui d’un pas hésitant :

« C’est moi », dit-il avec un tendre sourire. L’agent haussa les épaules et grommela en s’éloignant : « Bougre d’imbécile… feriez mieux de rentrer chez vous, au lieu d’embêter le monde avec vos histoires de soûlot. » Machelier, surpris par cet accueil, demeura une minute immobile, puis il murmura en hochant la tête : « Il ne comprend pas. »

Une inquiétude soudaine le fit hésiter, il eut envie de retourner sur ses pas, vers le sommet de la colline, mais ses jambes le portaient à peine et déjà il s’engageait dans une rue qui descendait vers une trouée de lumière.

Sur le boulevard de Clichy, Machelier erra un instant parmi la foule des promeneurs. Personne ne prenait garde à lui, et les gens qui rencontraient son regard pressaient le pas dans la crainte qu’il ne demandât une aumône. Il manqua plusieurs fois de se faire écraser, et, grelottant de fièvre, alla se reposer sur un banc. Il n’avait plus qu’une angoisse, plus qu’une idée fixe :

« Pourquoi est-ce qu’ils ne me reconnaissent pas ? » Traversant le boulevard, deux filles passèrent auprès de lui et l’accostèrent par dérision.

« Tu viens, Landru ? » lui dit une vieille en faisant allusion à sa barbe.

Les deux filles se mirent à rire et la plus jeune ajouta : « Mais non, c’est Jésus-Christ, je te dis. – Oui, c’est moi », acquiesça Machelier. Délivré de son angoisse, il se leva pour faire à ces deux filles la grâce de les toucher. Elles se sauvèrent en ricanant : « Il va nous porter la poisse, le Jésus, allons-nous-en. » Machelier comprit qu’il avait encore un effort à faire pour persuader les hommes qu’il était avec eux. Il décida qu’il annoncerait d’abord la nouvelle aux pauvres et abandonna le boulevard pour descendre dans la ville. Mais il ne rencontrait point de pauvres, il n’y avait pas un seul pauvre sur son chemin. Il s’en étonnait tout haut et arrêtait parfois les passants pour leur demander s’ils n’avaient pas vu des pauvres. Les passants n’avaient rien vu. Ils ne savaient pas qu’il y eût des pauvres.

Il était près de minuit lorsque Machelier arriva au pont des Saints-Pères. Il ne sentait plus ni faim, ni fatigue, mais rien qu’une grave impatience. Il se souvint qu’avant de connaître Aubinard, il avait dormi sous ce pont-là, et il espéra y découvrir des pauvres. Descendant sur le quai, il trouva l’abri désert. Machelier se sentit si seul qu’il eut envie de pleurer ; mais, sur l’autre rive, il vit passer des hommes qui s’en allaient chercher un asile sous la voûte. Il fit un grand geste et cria : « C’est moi ! »

Les autres s’arrêtèrent, surpris par cet appel qui résonnait sur la pierre.

« C’est moi ! ne vous dérangez pas ! je viens… » Il descendit l’escalier étroit qui plongeait dans l’eau. « Je viens ! »

Un moment, les clochards de l’autre rive virent Machelier qui marchait sur les eaux, et quand il n’y eut plus qu’un remous sur le fleuve, ils doutèrent s’ils venaient de s’éveiller ou s’ils avaient encore devant eux la promesse d’une nuit de sommeil pour oublier leur misère.